LES AVENTURIERS (5 de 7)F. GERSAYLE HOME DE KILBURN Entièrement détruit par les bombes incendiaires de Goering au début de 1944, le Home de Kilburn n'a plus sa place que dans le souvenir de ceux qui, pendant quelque temps, l'ont connu et apprécié. Pour la petite histoire, celle qui ne doit rien à personne, on s'efforcera ici de le faire revivre l'espace d'un minute. Situé Christchurch Avenue à Kilburn, dans la banlieue londonienne, ce fut là l'endroit soigneusement sélectionné et loué par le Gouvernement belge pour l'hébergement discret de ses agents spéciaux ARA/SAS, en cours d'entraînement et de formation, sous la tutelle britannique. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'était mieux, beaucoup mieux qu'un dortoir avec popote. Le lecteur devra s'imaginer une magnifique maison de maître, dont le propriétaire serait non seulement multimillionnaire mais aussi membre de la gentry et érudit. L'endroit, relativement isolé et discrètement surveillé, est niché dans la verdure. Il est précédé d'un parc peuplé d'arbres vénérables et de futaies bien entretenues, d'un bel aspect. Une haie imposante, renforcée par endroits de barbelés, entoure la construction. On accède à cette dernière par un portique en fer forgé, solidement intégré dans plusieurs piliers de granit. N'y entre pas qui veut ! Celui qui est autorisé à le faire devra parcourir une bonne trentaine de mètres dans le sentier d'accès couvert de grenailles, avant de distinguer le bâtiment et sa tourelle d'angle. Le portique d'entrée est sa prochaine destination. Il est spacieux et étayé de colonnes doriques de petit format. Le tout donne un peu l'impression, architecturale, d'avoir été conçu par un Grec. Là-dessus se superpose une autre impression, moyenâgeuse celle-là, comme il est souvent de règle dans la campagne anglaise, chez les gens bien nés et qui ont les moyens de se loger selon la tradition. Le portique franchi, un couloir fait suite. Il est relativement large et on y a ses aises. Avant-guerre, il faisait plutôt figure de galerie d'art. En 1944, l'aspect est plus nu, depuis qu'on a mis les oeuvres d'art en sécurité. Mais toute l'armature murale est encastrée dans le même bois rouge sombre, sculpté par endroits et soigneusement astiqué. Cela se continue en longeant les murs et participe à l'édification d'une bibliothèque de rêve. Des centaines, voire des milliers de bouquins, rédigés en plusieurs langues et reliés dans le même style, montrent sans contestation possible que les gens qui vivent ici, en temps normal, sont des personnes qui n'ont pas regardé à la dépense pour s'assurer un intérieur digne d'eux et à leur goût. Pour le menu fretin, invité par les circonstances à admirer cette splendeur, cette ambiance fait son effet : on se sent un peu gêné aux entournures. Hélas pour les amateurs curieux, tout est solidement bouclé : aucun accès possible aux ouvrages, et cela se comprend ! Les vastes installations de cuisine feraient rêver bien des ménagères. Elles sont accotées à de grandes caves qui devaient conserver dans le calme et la pénombre les vénérables crûs importés de France ou d'ailleurs. Tout cela n'est visible qu'à la sauvette et non touchable. Le salon de réception est, lui aussi, spacieux à souhait. Entre deux salamalecs et trois ronds de jambes, les invités gratinés peuvent s'y congratuler. L'ameublement est conforme aux exigences du lieu et aux fonctions qu'il devra assumer pour le plus grand confort des résidents et de leurs invités. Il y a des lustres au plafond; ils sont recouverts de housses. On ne les allume qu'exceptionnellement. On regrette, bien sûr, pour la bonne marche des choses, l'absence justifiée du personnel de service. C'est la guerre ! Hélas ! Mais une installation moins prestigieuse et moins importante, quoique imbriquée elle aussi dans le bois rouge, accueille chaque soir les "gens du voyage" qui se sont gonflé les neurones de ce qu'il faut savoir pour être autorisés finalement à participer aux sinistres égrégores (*) de haine déclenchés sur l'Europe. Car il convient de s'en rendre compte, les résidents d'ici sont destinés finalement, quand les conditions seront réunies, à être parachutés quelque part pour y faire ce qui doit être fait. (*) Le mot "égrégore" est un terme ésotérique, c'est-à-dire réservé à des initiés. Un égrégore, bon ou mauvais, se crée quand un nombre suffisamment important de personnes pensent fortement de la même manière et, de ce fait, créent une force psychique. Si la concentration de ces pensées collectives est suffisamment puissante, on en arrive à des explosions de haine qui se développent de plus en plus dans l'espace et le temps, telles que l'égrégore nazi, la haine collective séculaire entre Juifs et Arabes, entre catholiques et protestants irlandais, les haines raciales d'extensions et d'origines diverses. On pourrait concevoir aussi des égrégores de bonté, d'altruisme, de générosité, si l'être humain était suffisamment évolué moralement pour les créer. Madame C..., secondée par ses deux jolies filles, est belge. Elle administre tout le côté économat du home et mijote les petits plats qui lui ont fait une réputation méritée de cordon bleu. Car ces dames, en dépit des restrictions, s'ingénient à présenter une cuisine digne d'une époque moins difficile. On mange bien au Home de Kilburn et sa réputation ne s'est pas confinée dans la place. Elle a pour corollaire les visites assez fréquentes de sommités anglaises officielles, militaires et civiles, qui, dirait-on de nos jours, en avaient ras-le-bol du porridge et des patates aux choux. Madame C... est par la force des choses au courant de multiples détails. La discrétion chez elle est de rigueur. Personne ne se connaît sous son vrai nom. C'est Madame C... qui sait la première quand un des résidents va quitter définitivement le home pour participer à quelque chose de gratiné. En ce cas, au petit déjeuner, l'homme sélectionné trouve devant lui sur son assiette les deux oeufs sur le plat (denrée rare) qui lui font savoir qu'il déjeune au home pour la dernière fois. C'est là le signe avant-coureur de sa disparition. Il va être pris en charge par un engrenage qui ne le lâchera plus qu'à la verticale du territoire ennemi. UN PERSONNAGE : MA TANTCHÊ C'est un samedi, d'ordinaire jour de repos et de gaudriole relative parmi les futurs héros. Plusieurs nouveaux venus ont reçu leur bienvenue au home il y a quelques jours. Tous ont droit à des félicitations officielles mais discrètes. L'un d'eux. Bruxellois des Marelles d'origine, mérite peut-être en passant un petit commentaire. En conformité avec la règle, on ne nommera pas la personne en cause. C'est un postier bruxellois, truculent, sans complexes et plus ou moins bilingue. Il est doté d'un culot qu'on aurait peine à imaginer. C'est le héros sans chiqué qui a rempli dans son milieu, avec des moyens personnels dérisoires, une tâche peu ordinaire et dangereuse dans le domaine du renseignement. Il est douteux, compte tenu de sa simplicité sans falbala, qu'il ait mesuré l'importance de ce qu'il faisait. Sa réputation d'"agent de renseignement sans numéro ni pseudonyme" avait percé jusqu'à Londres. L'I.S. acceptait avec reconnaissance cette mine de renseignements, pour ainsi dire anonymes, qui s'avéraient toujours exacts. D'où tenait-il ces renseignements ? Ma Tantchê est un petit homme qui transporte sur sa bicyclette plusieurs sacs de courrier. Il est gai, grossier, cynique et parle l'allemand sans problème. Il est reçu partout. On l'aime bien parce qu'il est souvent rond, ou du moins en a l'air. Il accepte avec reconnaissance le schnaps aussi bien que la gueuze. Il a toujours une blague bien grasse à étaler ... et les Fritz aiment bien ça ! Mais il y a une fin à tout. Ma Tantchê est sorti de ses sacs postaux et, avec l'accord de son administration et un long voyage, il se retrouve à présent au Home de Kilburn. CE JOUR-LA Ce samedi-là, personne n'est de sortie au Home de Kilburn. Tout le monde est réquisitionné. On a de la visite. Il appartient à chacun de faire bonne figure. En effet, des personnalités dont un ministre du Gouvernement belge de Londres, celui de la Justice, si la mémoire est bonne, viennent faire connaissance avec les ARA/SAS belges à l'entraînement. Cet honneur est justifié par l'appréciation élogieuse des autorités militaires britanniques pour les agents belges de renseignements et d'action et les remarquables résultats qu'ils obtiennent sur le terrain en territoire occupé. Le ministre est accompagné du Colonel britannique P..., qui apportera, avec ses encouragements et ses félicitations, une valise pleine de bouteilles de whisky et de cigarettes. C'est cet officier du M.1.5 (Room 400, Whitehall) qui dirige de son bureau toutes les opérations d'expédition et de récupération des agents en mission. Cet homme impressionnant parle plusieurs langues, dont le français sans accent. Il est paré d'une sorte d'auréole romantique. Il connaît manifestement beaucoup de choses dont il ne dira rien. Pour la première fois, Yasreg voit l'homme qui, le moment venu, lui prescrira ce qu'il devra faire et l'expédiera ... Le Colonel P... est accompagné de son adjoint, qui lui, parle le néerlandais comme un natif de Haarlem et le français sans accent. En dehors du service et des réalités peu sentimentales de la guerre, ces gens sont de joyeux vivants, dans la discrétion, comme il convient dans un milieu où l'on n'est jamais très sûrs d'où l'on se trouvera le lendemain. Les tables recouvertes de nappes en papier assurent la répartition ordonnée des assiettes, verres, couverts et accessoires. Chaque convive a sa place désignée par une petite étiquette. Le hasard a désigné Ma Tantchê comme voisin de table de Yasreg. Et on en vient aux discours. Chaque personnalité a quelque chose d'élogieux à dire et le dit bien. Chez les Britanniques, on semble s'être convaincus que les ARA belges sont particulièrement doués pour la clandestinité. Monsieur le Ministre est éloquent en se faisant l'interprète du Gouvernement belge à l'égard de ces valeureux serviteurs de la Patrie. Le Colonel P... a lui aussi son mot à dire. Après cela, chacun se sent confirmé dans sa détermination à faire encore mieux. On observe une minute de silence pour ceux qui ne rentreront plus de mission. C'est aussi le moment de penser en passant à ceux qui reviendront peut-être. Quelque part dans la coulisse, un piano manipulé par Renée, fille de Madame C..., ébauche successivement le "God save the King" et la "Brabançonne". Entre-temps, dans tous les estomacs, la fringale gagne du terrain. Et chacun prend place à table, là où son étiquette figure. Les plats circulent, les conversations s'animent, le pinard aidant. Car il est bon, le pinard, probablement sorti d'une valise diplomatique. Chacun fait de son mieux pour paraître le plus digne possible. On y réussit avec des succès divers. A côté de Yasreg, Ma Tantchê fait largement honneur au menu et au vin. L'homme est bavard. Il fait part à ses voisins de table de l'ennui que lui cause cette invitation du samedi qui l'empêche de rencontrer sa Tantchê londonienne. En Belgique, il en avait, paraît-il, une autre, qui lui servait souvent d'alibi quand il n'était pas là où il aurait dû être. Mais les bonnes choses ont une fin. L'euphorie reste, épaulée par le café et le pousse-café, la rincette et la sur-rincette. Entretemps, on a placé sur la table des paquets de cigarettes difficilement trouvables dans le commerce ordinaire. Chacun y a bien entendu accès. Les convives se servent. La fumée monte en volutes bleutées vers les solives du plafond. Mais hélas. Ma Tantchê a, en cours de résistance et de marché noir en Belgique, contracté de mauvaises habitudes, devenues une seconde nature. Mine de rien, l'oeil candide, il fait disparaître subrepticement un paquet de "Players" dans sa poche. Ce geste, exécuté avec précision et la rapidité de l'éclair, semble être passé inaperçu parmi les convives occupés à revivre leurs souvenirs de guerre ou à faire part à leurs voisins de leur opinion sur ce qu'il faudra faire des Hitlériens, après la victoire finale. Les plaisanteries plus ou moins lourdes et les rigolades véhémentes qu'elles provoquent expriment le soulagement de gens qui, une fois en passant, peuvent se déboutonner en bonne compagnie. C'est alors que Ma Tantchê juge le moment opportun pour rééditer le coup du paquet de cigarettes. Il fait main basse sur son deuxième paquet mais un major britannique moustachu et pisse-vinaigre - peut-être n'a-t-il pas bien digéré son steak-frites ? - lui tend un troisième paquet en disant : "Do you want this one too ?" (Voulez-vous celui-ci aussi ?). Quelques invités se sentent des moiteurs sous les bras, des fronts s'empourprent, on scrute le plafond. Mais Ma Tantchê en a vu d'autres et continue à siroter son whisky comme si de rien n'était. Simple incident de parcours ! JANVIER 1944 Les fêtes de fin d'année. Christmas et Nouvel-An, se sont passées dans la morosité solitaire. Un hiver glacial s'est abattu sur Londres et sa banlieue. Le gel a durci la neige partout où on ne la dégageait pas. Le verglas sévit dans un brouillard givrant cafardeux. Le charroi fait de son mieux pour remplir son rôle, au milieu des embouteillages et des tonnes de gravats non déblayés. La vie ordinaire, déjà difficile, se complique encore. Car il faut bien que la machine de guerre tourne, que les trains roulent, que les navires et l'aviation soient approvisionnés en carburant. Les Forces Armées ont la priorité sur tout. Pour la masse des gens, les activités de tous les jours sont là, impératives et incontournables. Il faut tout accomplir, même si les membres grelottent sous ce qui reste des vêtements d'avant-guerre. C'est la ruée aux heures de pointe. Les masses mobiles du trafic urbain circulent. Les bistrots ouvrent leurs portes aux heures permises. Les journaux paraissent. L'humour noir sévit. Les cinémas se rendent accessibles entre deux alertes. La nuit, les métros se remplissent de gens qui cherchent la sécurité pour y dormir. Le soir, les hétaïres sont là, plus ou moins tolérées, groupées autour des gares, des public houses, avec l'air abattu des faméliques illégaux. Dans les bistrots chichement chauffés, des assoiffés sans moyens se muent en garçons bénévoles et ramènent au comptoir les verres après avoir bu ce qui reste dedans. Au Home de Kilburn, les futurs "aventuriers" vaquent à leurs occupations. Yasreg est pour le moment à l'entraînement radio à Hanschoot. La journée est longue, épuisante souvent, et on réintègre le home avec satisfaction, le soir, pour le souper. Il y fait calme, bien chauffé; le lit est confortable. On a créé une ambiance. Une tradition s'est édifiée toute seule. La radio fournit les nouvelles du jour avec les commentaires. Chaque soir, un représentant du Gouvernement belge adresse à la Métropole des souhaits de bon courage et promet qu'on finira par avoir les Boches. Il est vrai que les choses vont mieux fin 1943 pour la cause alliée, mais le bout du tunnel n'est toujours pas visible. Le gérant du home, nouveau venu, mais ARA lui-même, paraît-il, vient d'arriver de Lisbonne. Il note soigneusement les messages personnels que la BBC lance sur les ondes à destination des résistances en France et en Belgique. La satyre et l'humour noir se donnent libre cours. Les chansons et les poèmes brocardent les dictateurs et ceux qui les suivent encore. En voici un échantillon : "Collaborateur, mon petit homme ! "T'as pas bonne mine, t'as pas l'air bien. "C'est ton avenir qui te préoccupe ! "Ça se comprend mais faut pas te frapper. "Tranquillise-toi, on s'en occupe "et on ne te laissera pas tomber. "On te soutiendra bien au contraire. "avec une corde réglementaire.
"Tu as la trouille, tu as les foies ! "Ça se tient là dans l'estomac. "Tu as la trouille, tu as les foies. "Ca te tiens, ça ne te lâchera pas. "Tu as joué la carte boche. "Tu as perdu, va falloir payer. "Evidemment, c'est plutôt moche, "c'est pas ce que t'avais espéré .... On n'a pas envie de rire tous les jours mais on garde le moral. LA VALISE EN CUIR Quelqu'un a trouvé ses deux oeufs sur le plat au petit déjeuner. Tout le monde sait déjà ce que cela veut dire. Ce sera bientôt sa fête. On lui serre la main, silencieusement. Après tout, c'est à chacun son tour. Cela fait néanmoins quelque chose. Il n'est plus là au souper. Il était hébergé au home depuis plusieurs semaines déjà. Son entraînement terminé, il se trouvait disponible. Son départ va provoquer dans le landerneau des perturbations mineures, des réajustements. Sa chambre devient libre. C'est normalement Yasreg qui doit l'occuper : il est le plus ancien. Elle n'a qu'un seul lit. Cela permettra à ce plouc admis à plus de confort à l'ancienneté, de se réserver quelques minutes de méditation solitaire occasionnelle. C'est ce qu'il croit et savoure d'avance. En tout cas. pour éviter la piraterie toujours possible, toutes affaires cessantes, il y a amené ce qu'il possède. Ce n'est pas bien lourd, bien sûr. Il y a ses vêtements civils, son linge, un battle-dress et son équipement militaire. Mais il possède quand même une chose rare : une valise en cuir ... du luxe ! Cette dernière est l'objet d'une certaine convoitise; ce genre d'article est rarissime à Londres en guerre ... pensez donc ... toute en cuir. Mais si on n'est pas chez Staline, on vit quand même en état de collectivité. Ce qui appartient soi-disant à l'un, appartient en fait aux autres aussi. Yasreg s'aperçoit que sa valise n'est plus là. Comme tout le monde a quitté le home pour vaquer à ses occupations, il est inutile de chercher à se renseigner ... L'INCENDIE DU HOME DE KILBURN Réveillé en pleine nuit par une luminosité anormale et des vagues de chaleur tout aussi imprévues en plein hiver, Yasreg constate que des flammes passent et repassent devant sa fenêtre. Ses vitres volent en éclats. Il faut bien se rendre à l'évidence, le Home de Kilburn brûle. On saura quelques minutes plus tard qu'un des Poméraniens de Goering a lâché tout un chapelet de bombes au phosphore sur le quartier de Christchurch Avenue. Il est temps de disparaître si on veut sauver sa peau du désastre, car ç'en est un. La splendide bibliothèque décrite plus haut constitue une proie idéale pour ce genre de bombes. Tout flambe comme une allumette. Seul Rik B... est blessé et a dû être évacué d'urgence sur l'hôpital. Il est la seule victime sur le plan physique. Les services d'incendie sont sur place et font leur possible. On arrose ce qu'on peut avec ce qu'on a. Ce sont des volontaires féminines dotées d'un appareillage désuet et inefficace. Elles ne disposent que de quelques seaux de sable et de gravillons. En l'espace d'une demi-heure, la splendide propriété et ses annexes ne sont plus qu'un amas de ruines fumantes, au milieu desquelles les pathétiques silhouettes des pans de murs se dressent vers un ciel sillonné de brindilles incandescentes mêlées à des flocons de neige, car il neige et il gèle. Yasreg s'est retrouvé précipitamment dehors dans l'allée d'accès. Il n'a plus que ce qu'il porte sur lui : un pyjama, une paire de savates anonymes et une capote militaire qu'il a prélevée dans le hall avant de sortir. Elle ne lui appartient même pas. Bref, l'ancien clochard revit son passé. Il ne possède plus ni documents d'identité, ni numéraire. Mais la nuit n'est pas finie et le Home de Kilburn n'est pas le seul bâtiment détruit. Beaucoup de civils sont dans la rue. Ils ont également tout perdu. On les a amenés et réconfortés au centre d'accueil de la Croix-Rouge où les ARA/SAS ont été eux aussi mis au chaud. Il s'agit d'une école ordinaire où les volontaires bénévoles servent des tasses de thé chaud et de quoi manger aux rescapés de la nuit. Dès le lever du jour, un camion militaire amène de quoi transformer Yasreg en un "private" britannique tout neuf, parfumé à la naphtaline. On n'ira pas à Hanschool aujourd'hui. On est excusé. En revanche, on va faire le tour des magasins pour remplacer les vêtements civils disparus dans la tourmente. On sera une fois de plus remis à neuf. Yasreg n'a pas joui longtemps de sa chambre particulière. Mais une surprise l'attend quand même, il retrouve sa valise de cuir, qu'il croyait réduite en cendres. Quelqu'un la lui avait empruntée, sans lui demander son avis, pour porter au cordonnier de l'endroit une cargaison de souliers à réparer. La valise était chez ce dernier alors que le home se transformait en lumière et en chaleur. On le voit, ce satané Yasreg n'avait quand même pas tout perdu. LE RENSEIGNEMENT Les gouvernements exilés à Londres s'efforçaient d'obtenir tous les renseignements possibles sur ce qui se passait chez eux. Dans ce but, ils tentaient de créer, souvent à partir de rien, un service secret de renseignements, d'espionnage si l'on veut, qui collaborait avec le pays qui leur offrait l'hospitalité : la Grande-Bretagne. Ces renseignements sur tous les sujets et en provenance de partout parvenaient à Londres par des cheminements variés. On utilisait tous les moyens disponibles. Des services spécialisés complexes digéraient un fatras quotidien, souvent d'une importance dramatique. Des agents spécialement formés en Grande-Bretagne étaient envoyés par des systèmes divers sur place pour que cette mission vitale pour la conduite de la guerre ne tarisse pas. Il fallait organiser des filières secrètes qui franchissaient clandestinement les frontières suisses et espagnoles, pays neutres ou presque. Toutes ces activités se déroulaient dans des conditions extrêmement dangereuses. Un tissu d'informateurs, souvent de haut niveau, exerçaient une surveillance attentive et lucide sur tout ce que faisait ouvertement l'ennemi et cherchaient à percer ses secrets les mieux gardés. Les communications radio étaient rapides et efficaces mais les goniomètres allemands les repéraient dès le premier signal transmis. Une émission supérieure à 10 minutes équivalait à un réel danger pour l'opérateur. Dans ces conditions, on réservait ce moyen à ce qui devait être signalé à bref délai, sous peine d'inutilité; exemple : départ d'un sous-marin ou d'un navire de guerre. Le reste du courrier, c'est-à-dire les plans, photos, documents écrits, cartes, croquis d'installations, documents techniques, devaient parvenir aussi à bon port. Pour que cela puisse se faire, il fallait bien effectuer des expéditions spéciales assurées par un personnel spécialisé et supérieurement formé. Ces moyens permettaient littéralement la "prise à domicile" de tout ce qui était pondérable. Il fallait aussi, quand la chose était possible, faire rentrer à Londres les agents brûlés, c'est-à-dire connus de l'Abwehr ou de la Gestapo et recherchés. Ces agents, devenus dangereux, continuaient souvent des activités qu'ils auraient dû cesser et mettaient en péril les organismes clandestins qui acheminaient le courrier. C'est ici qu'entre en scène le Westland Lysander. LE WESTLAND LYSANDER Cet avion est particulier. Non armé et très lent quand il le faut, il est aussi très maniable. On l'a mis à toutes les sauces en ce qui concerne les opérations secrètes, menées à bien ou non en territoire occupé. L'engin était doté d'un moteur très puissant qui le sortait de toutes les fantaisies acrobatiques imposées par le pilote à son appareil, pour s'extirper d'une situation délicate. En fait, la chasse allemande, beaucoup trop rapide, ne pouvait l'abattre que si son pilote commettait une erreur presqu'impensable. On l'alignait difficilement dans un collimateur. A côté des qualités particulières qu'il déployait en vol, il présentait un avantage unique en son genre pour un appareil de son gabarit : il atterrissait sur une très courte distance. Il n'empêche que le genre d'exploits qu'il accomplissait régulièrement réclamait de son pilote des nerfs d'acier et une vision de chat. A basse altitude, pour éviter les radars, sur des itinéraires soigneusement sélectionnés et qu'on n'utilisait en principe qu'une fois, ils évitaient de survoler ce qui était défendu par la "Flak". A partir d'une certaine distance du terrain où ils étaient attendus, ils mettaient en marche ce qu'on appelait "l'Eureka-Rebecca". Il s'agissait d'un émetteur-radio pour les gens au sol, et d'un récepteur à bord du Lysander attendu. C'était somme toute un radio-phare non directionnel de faible puissance sur lequel le pilote faisait du homing et qui l'amenait à la verticale de l'émetteur, donc du terrain où il devait se poser. Ce système fonctionnait assez bien et était considéré comme secret. L'émetteur et le récepteur comportaient d'ailleurs chacun un dispositif d'auto-destruction à déclencher au cas où l'ennemi aurait une chance de s'en emparer. L'appareil en vol, arrivé à la verticale du terrain où il était attendu, émettait alors, grâce à une ampoule électrique fixée sous la carlingue, un signal en morse convenu d'avance et recevait du sol un signal différent qui confirmait l'autorisation de continuer l'approche en vue d'atterrir. Un comité de réception, composé de membres de la Résistance et d'officiers ARA, le guidait au sol par le truchement de torches électriques spéciales à faisceaux directionnels. On ne voyait la lumière émise que de face et elle était braquée dans la direction du cockpit du pilote. Quand ce dernier se présentait en finale, les trois agents en place baissaient leur luminaire graduellement jusqu'au ras du sol. Si le pilote ne recevait pas de signaux en atteignant la limite de perception, ou si ces derniers cessaient d'être émis en cours d'approche, le pilote n'insistait pas, reprenait de l'altitude et rentrait à la base, du moins en principe. Ces opérations avaient toujours lieu par clair de lune. A l'arrêt, le moteur continuait à tourner au ralenti, pendant qu'on sortait ce qui devait sortir. Ceci exécuté, on enfournait dans le cockpit arrière tout ce qui devait partir pour l'Angleterre. Il existait un ordre de priorité appliqué par le chef de mission. En ce qui concerne les passagers éventuels (3 maximum), une priorité imposée par décision du chef de groupe d'opération (seul juge) était appliquée. Les agents en danger avaient la priorité. Ces passagers s'entassaient le mieux qu'ils pouvaient sur le courrier qui emplissait la carlingue, dans l'espace disponible. On laissait, bien entendu, le confort au vestiaire. Aussitôt rempli, le Lysander décollait et mettait le cap sur sa destination. Le comité de réception disparaissait dans la nature. Prise de courrier à domicile Le courrier à enlever ne nécessitait pas nécessairement l'atterrissage du LYSANDER. Il s'agissait dans ce cas d'un aller depuis la base de départ, du survol à très basse altitude du terrain, de l'accrochage du courrier et du retour de l'appareil, avec son chargement, à son point de départ ou éventuellement celui qui lui était communiqué par radio au cours du retour. En général, l'avion était amené au-dessus du terrain par la méthode décrite ci-dessus, les trois agents du comité de réception éclairant finalement au moment opportun l'installation de "prise à domicile" du courrier. Décrivons cette installation et voyons comment, en théorie, les choses doivent se passer. On fixe solidement les sacs de courrier ensemble et on les arrime au bout d'un filin métallique très solide et très souple. De part et d'autre de cette réunion de sacs, deux assemblages de tubes métalliques emboîtables et amovibles sont dressés en faisceaux. Cela donne grosso modo à chacun la forme de l'armature d'un wigwam de Peaux-Rouges. Leur hauteur est de 5 à 6 mètres et ils se situent chacun à une distance approximative de 10 mètres du tas de courrier. Ces deux supports soutiennent le filin cité plus haut, qui forme une boucle fermée, largement étirée, dont les deux extrémités reposent simplement, du fait de leur poids, sur les deux supports métalliques. Tout l'édifice constitue donc une structure fragile, qui n'opposera aucune résistance quand le LYSANDER, survolant le tout, agrippera le filin à l'aide d'un crochet spécial et emportera le courrier avant de reprendre de l'altitude et de disparaître. Ce type d'avion est en effet, dans ce cas, équipé d'un crochet et d'un treuil destiné à hisser à bord tout ce qui doit partir. Cela nécessite la présence aux commandes d'un pilote très expérimenté, entraîné à ce genre d'opérations et doué d'un système nerveux de tout premier ordre. Il serait accompagné d'un dispatcher dans le cas qu'on évoque. Si l'opération échoue au premier essai, il est possible de la recommencer, avec, bien entendu, le risque accru d'être repéré. (à suivre) Retour en haut - Retour à la page des sommaires - Retour au plan du site |
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