Tome V - Fascicule 9 - janvier-mars 1994


Regard sur l'histoire de l'artillerie (4)

Joseph THONUS


L'industrie armurière d'antan dans nos contrées

La médiocrité des sources d'information du passé ne permet pas aux historiens d'être bien précis quant aux débuts de l'industrie armurière dans nos régions. Cependant, il fut une ville européenne où la vie de l'esprit s'est toujours exprimée naturellement dans ce qu'on appelait jadis "les arts du métal" que constituaient les Bons Métiers des Fèbvres de la "Travailleuse Ville de Liège".

En effet, dès le XIVe siècle, cette industrie s'était établie dans la Principauté et y avait occupé une place prépondérante, de par le nombre et la compétence de ses artisans.

La présence de minerai de fer et de charbon favorisait dans cette région le développement de nombreux hauts fourneaux et de forges de plus en plus évolués sur le plan technique, dont les centres principaux étaient Liège, Dinant et le marquisat de Franchimont, produisant aussi bien des pièces d'artillerie que des armes portatives, de la poudre et des projectiles (1). Cependant, après avoir connu un certain développement durant la première moitié du XVe siècle, son essor fut brutalement brisé par les événements politi­ques. De fait, en 1467, Charles le Téméraire, vainqueur à Brusthem, imposait à la cité vaincue la "Paix de Saint-Laurent". Outre les clauses du traité, figurait l'interdiction de "jamais forger en la dite cité et pays artillerie grosse ni menue, ou forger harnois, ni faire aucune ouvrage de fondure de métal de fer, de ceuvre, ni d'arreu pour faire artillerie ou habillement de guerre".

(1) Un chroniqueur nous apprend par exemple qu'en 1346 (l'année de Crécy), les milices confédérées de Liège, de Huy et de Tongres utilisèrent des bombardes pour abattre les murs du château de Hamal.

L'année suivante, les Liégeois, soulevés par les agents de Louis XI, furent écrasés à nouveau malgré le sacrifice des "600 Franchimontois". La ville fut rasée et Comines raconte que "le Duc de Bourgogne [...] logea Polleur et fit brusler toutes les maisons et rompre tous les moulins à fer qui estoient au pays et qui est la plus grande façon de vivre qu'ils aient". Un demi-siècle plus tard, sous le règne d'Érard de la Marck (1505 à 1538), Liège se relève de ses ruines et l'industrie armurière renaît. De fait, la Cité, que la sagesse d'Érard et de ses successeurs avait tenue à l'écart des conflits où s'opposaient les grands états voisins, s'enrichissait à les armer. Tandis qu'aux frontières de la Principauté les guerres de religion sévissaient, jusqu'au début du XVIIe siècle, Liège, à l'abri de sa neutralité, devenait un des plus grands arsenaux, réalisant d'excellentes affaires comme fournisseur d'armes de l'Europe entière. "C'est le pays des forges de Vulcain", écrivait Guichardin.

Mais il n'y avait pas que la Principauté de Liège à bénéficier de cette industrie. En réalité, les riches régions qui constituaient les "pays de par de ça" (2) développèrent également l'industrie armurière ; elles étaient à l'époque parmi les plus prospères, mais aussi les plus grosses consommatrices d'armes en général et de bouches à feu en particulier.

(2) Entendons par là les territoires qui, plus tard, constitueront la Belgique (entre autres, les Pays-Bas méridionnaux).

Certains écrits et livres de comptes seigneuriaux anciens révèlent notamment que la plupart des châteaux défendant nos villes étaient dotés de bouches à feu dès la seconde moitié du XIVe siècle.

À titre d'exemple et de comparaison, notons :

- Dès 1372, quoique bien armée, la ville de Malines accroît chaque année son parc de bouches à feu d'environ 14 canons, durant près de 10 ans.

- En 1384, Avesne-le-Compte, au nord de Namur, disposait de 4 bouches à feu, alors que le fort de Rupelmonde en possédait 48, dont une douzaine à main.

- Le château de Villy (Luxembourg), dès 1443, était armé de 11 canons et 8 pièces à main.

- La Ville de Gand, quant à elle, augmente son arsenal de 189 pièces en 1456 à 485 en 1479, dont près des trois-quarts sont des pièces portatives.

- Alors qu'elle guerroyait contre les Liégeois, Namur se procure en 1408 et 1430, respectivement 19 et 18 bouches à feu.

- En 1384, le château fort de Lille était déjà armé d'une trentaine de bom­bardes et pierriers.

- En 1413, la ville de Tournai achète 12 bouches à feu et son parc d'artillerie disposera en 1469 de pas moins de 127 couleuvrines (bouches à feu fines et longues).

- Durant l'union sous le sceptre de la Maison de Bourgogne des principautés qui formeront plus tard la Belgique actuelle, en vingt ans (de 1434 à 1454), Philippe le Bon, Grand Duc d'Occident, commandera quelque 200 tonnes de matériels d'artillerie à Jehan Cambier (3), marchand d'artillerie habitant Mons (Hainaut).

(3) Se reporter à la Dulle Griet (dans un prochain article)

- Alors qu'au début du XIVe siècle, le Roi de France disposait d'environ 480 bouches à feu, en 1470, le parc d'artillerie de Charles le Téméraire comptait quelque 300 pièces de campagne, sans compter les armes à feu à main qu'il possédait en quantités telles qu'elles ne furent jamais exactement dénombrées.

- Les succès militaires reposant de plus en plus sur l'utilisation de l'artillerie, celle-ci représenta dès lors le moyen de s'assurer le "pouvoir". Les Ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Charles le Téméraire l'avaient très bien compris. Ils figuraient parmi les meilleurs clients de fonderies et marchands d'armes de nos régions. Ils furent aussi dans les premiers à engager des "maîtres d'artillerie" experts dans l'application de cette nouvelle tactique de guerre.

Charles le Téméraire introduira pour la première fois le principe de l'emploi de "batterie", formation homogène se composant de plusieurs bouches à feu s'intégrant dans les mouvements de son armée.

- Ainsi le siège du château de Villy a nécessité une "batterie" de 18 bouches à feu (1443).

- Pour investir Calais, Philippe le Bon a utilisé 131 canons et 200 couleu­vrines.


Documents consultés

GAIER Claude, L'industrie et le commerce des armes dans les anciennes Principautés belges du XIIIe au XVIIe siècle.

SCHEEL, Mémoires d'artillerie, 1777.

HANSON J., Construction des principaux attirails de l'artillerie jusqu'à 1764.

MIETH M., Neue curieuse Beschreibung der gantzen Artillerie, Dresden, 1683.

La Fabrique nationale belge (Herstal), Extrait de l'histoire, 1881-1964.


Anecdote

Dans le cadre de cette "nouvelle archéologie", que constitue l'histoire de l'artillerie ancienne, et plus particulièrement du "Vieux Liège" (16e et 17e siècles), il n'est peut-être pas sans intérêt de rappeler qu'en Outremeuse, entre le Barbou et la Meuse, s'étendait la dernière section de la ligne de fortification de l'ancienne cité.

L'Ourthe, un biez et la Meuse limitaient cet ensemble d'ouvrages défensifs, dont aujourd'hui le boulevard de la Constitution, le quai Sainte-Barbe et la rue Curtius marquent le contour. Ces remparts se composaient d'une courtine flanquée à ses extrémités d'un bastion circulaire en saillie sur le cours d'eau, armé entre autres de bouches à feu.

L'un d'eux, construit en 1637 sur l'angle du rivage formé par la Meuse et la Gravioule fut dénommé (1860) du nom évocateur de la patronne de l'artillerie "Balloir Sainte-Barbe", mais la notoriété principale de la grève où il était construit (le rivage de la Gravioule) lui venait du fait qu'il s'agissait d'un endroit réputé infâme, servant à tous les usages que l'on ne tolérait pas dans les murs de la Cité. Entre autres, en tant que lieu de supplices réservés aux prétendus sorciers et enfin consacré... aux expériences dangereuses telles que de pyrotechnie et à l'épreuve des bouches à feu.

C'est ainsi qu'un chroniqueur de l'époque nous apprend que, le 2 avril 1597, deux pièces d'artillerie furent éprouvées par un certain Noël Clockman qui les avait fondues... "et ce fut sur la muraille de Gravioule, dont une des pièces rompit, et le maistre qui les avoit faict y perdit la vie".

(Référence : BÉTHUNE L., Vieux Liège. Vues rares et inédites, 1890).


(À suivre)


Date de mise à jour : Jeudi 3 Mai 2018